Le Harcèlement moral dans l'enseignement, sévices publics, de Daniel Arnaud, éd. l’Harmattan.
Encore un professeur qui publie à propos de l’Ecole, vous entends-je déjà soupirer, encore des protestations déclinistes, des cris, des gémissements, encore de la plainte stérile, de la nostalgie et du ressassement…Cachez cette douleur que je ne saurais voir, et cessez donc de rabâcher sans cesse la vieille antienne du système qui dysfonctionne et de l’Instruction publique qui coule pavillon haut. Circulez donc, il n’y a rien à voir.
Oui, encore un professeur qui parle, témoigne, analyse et propose – sans doute parce que malgré le nombre croissant de ces enseignants qui s’avancent leur petit livre à la main, tel Rousseau devant le Souverain Juge, il y a des aspects de la question scolaire qui n’ont pas encore été traités à la mesure de leur gravité et pour tout dire de leur horreur, et le harcèlement moral est de ceux-là.
A force d’entendre parler, et pas toujours avec pertinence (je songe ici à M. Peter Gumbel, entre autres grands penseurs) de la souffrance des élèves, à force de lire, accablé, dans n’importe quel journal, le récit de faits divers navrants où des enfants prennent en bouc émissaire des camarades plus faibles qu’eux ou simplement différents, on a juste oublié la souffrance des enseignants, cette souffrance au travail, silencieuse machine à broyer qui conduit certains de nos collègues à mettre fin à leurs jours, si l’on en croit cet effrayant pourcentage de 34 pour 100.000(1) : c’est le taux de suicides chez les enseignants, soit plus que dans la police, et plus que chez France Télécom. Mais on n’en parle pas, sauf lorsque, comme l’infortunée Lise Bonafous, le professeur a le mauvais goût de s’immoler en public.
Certes, voici quelques années, Maurice T. Maschino (2) avait déjà levé le tabou dans son pamphlet sur « L’Ecole de la lâcheté », mais, je dois le reconnaître, avant d’avoir lu cet ouvrage de Daniel Arnaud, je n’imaginais pas que la question du harcèlement moral dans l’Education Nationale ait pu atteindre de telles proportions sans que rien, ou presque, ait été fait pour y remédier efficacement.
Syndiquée depuis 1976, élue du personnel depuis des lustres, je me pensais relativement informée sur ces questions. Il m’est naturellement arrivé, dans ma carrière de professeur et de syndicaliste, de prendre la défense de collègues fragiles, victimes de rumeurs, pris en tenailles entre l’agressivité des élèves, l’irritation des familles et l’absence de soutien de la hiérarchie. Mais, je dois l’avouer à ma grande honte, je n’aurais jamais envisagé que ce phénomène du harcèlement moral ait pu à ce point se généraliser jusqu’à en être devenu une sorte de maladie nosocomiale du système éducatif français. Selon moi, il s’agissait le plus souvent de difficultés individuelles, parfois liées à des problèmes de santé, et de situations particulières exacerbées par des conflits de personnes. Du relationnel, en somme : des enseignants trop sensibles victimes d’élèves odieux, de parents complaisants et de chefs d’établissement tyranniques.
L’immense mérite de Daniel Arnaud est de montrer que c’est en fait l’institution même qui produit le harcèlement moral : s’il n’exclut pas l’existence dans la hiérarchie de pervers narcissiques, de sadiques et de manipulateurs, ce livre montre surtout, et c’est là sa richesse, que, plus que « les gens » tels ou tels, c’est la structure qui est fondamentalement perverse, et qui génère de la perversité par son fonctionnement contradictoire même.
Dans cette configuration du harcèlement moral à l’école, il n’y a donc pas des « bons » et des « méchants », car, comme le disait Jean Renoir, « le plus terrible dans ce monde c'est que chacun a ses raisons ». Et c’est ainsi que le système, parce qu’il fonctionne selon une sorte de « double contrainte », rend fous ceux qu’il veut plus ou moins perdre, selon une logique infernale qui échappe largement aux victimes comme à leurs bourreaux.
Daniel Arnaud est un « Républicain », nourri de la pensée des Lumières et de la conviction selon laquelle le droit doit s’appliquer de manière égale sur tous les territoires de la République, y compris pour les enseignants victimes des abus de leur hiérarchie. Il est aussi « Républicain » au sens où il considère que le rôle fondamental de l’Ecole est de transmettre des savoirs, ce qui, selon lui, met en place une sorte de conflit éthique au sein même de l’institution : le professeur est pris dans un système où il doit en quelque sorte servir deux maîtres, le Pouvoir et le Savoir, soit d’une part un système hiérarchisé, post-napoléonien, où tout se règle à grands coups d’injonctions, d’autre part la transmission de connaissances susceptibles de développer l’esprit critique et la contestation de la hiérarchie. En clair, l’intérêt du Pouvoir est de ne plus transmettre de Savoirs susceptibles de le rendre illégitime, et de faire en sorte que les enseignants renoncent à ce qui devrait être la raison d’être même de leur métier : enseigner.
C’est sans doute ce que la novlangue ministérielle appelle « agir en fonctionnaire et de façon éthique et responsable », comprendre : obéir, et sans faire de vagues.
Daniel Arnaud dresse ainsi le tableau saisissant (je n’ose employer « ubuesque » ou « kafkaïen », tant ces adjectifs ont été galvaudés) d’une structure totalitaire où tous, enseignants, chefs d’établissement, inspecteurs, sont également aliénés par un système qui les dépasse et dont aucun ne sort intact. Il ne s’agit donc pas de crier « tous pourris », mais plutôt « tous malades »… et ce n’est pas un hasard si les tranquillisants s’y croquent souvent comme des bonbons. En somme, le harcèlement vient le plus souvent de personnes qui ne sont pas fondamentalement perverses, mais dont le comportement est lié à leur situation de travail, à leur besoin de faire illusion pour se maintenir à leur poste, à des luttes de pouvoir – y compris parfois pour des hochets et des avantages purement symboliques. Bref, « chacun a ses raisons », oui, mais ne périssent, au sens figuré mais parfois hélas au sens propre, que les plus faibles, comprendre les plus naïfs, les plus sincères et les moins aptes à se défendre.
Les quelques cas dont Daniel Arnaud se fait ici l’écho frappent par leur exemplarité. Le schéma est toujours à peu près le même, celui de professeurs consciencieux, scrupuleux, attentifs à la réussite de leurs élèves, et auxquels on va reprocher de reproduire, par excès d’exigence, les inégalités sociales que l’Ecole est censée corriger. La culpabilisation de la victime n’est pourtant que la première étape d’un processus infernal qui conduit à en faire un authentique fauteur de troubles dont les agissements compromettent la bonne marche de l’institution. On entre donc dans une spirale de « bouc émissaire » quasiment au sens girardien ; rappelons entre parenthèses que pour René Girard, le bouc doit être sacrifié pour que le système retrouve son équilibre, et que l’un des critères de choix du « bon » bouc est précisément qu’il doit être innocent…
Daniel Arnaud nous explique aussi comment, dans une institution où les fonctionnaires, jouissant de la sécurité de l’emploi, sont difficilement licenciables, le harcèlement moral est devenu de facto une technique de gestion des ressources humaines, permettant de pousser vers la sortie tout professeur jugé inapte, parce qu’inadapté à sa fonction. Les quelques extraits qu’il donne du « livret Marois » de 2002, Aide aux personnels en difficulté, où des comportements aussi subjectifs que « difficultés d’adaptation, isolement excessif, refus d’obéissance » sont présentés comme rédhibitoires, font froid dans le dos, tant le caractère flou de ces critères semble ouvrir la porte à l’arbitraire. Et voilà comment, au nom de « l’atteinte à l’image du service public », le récalcitrant est en quelque sorte psychiatrisé.
C’est pourquoi, à plusieurs reprises et même si cela peut a priori choquer, Daniel Arnaud fait référence à des systèmes totalitaires comme la Corée du Nord pour qualifier ce qu’il appelle « la basse police d’un état policier », avec ses procédures de flicage, de délation et de chasse aux sorcières, qui visent à discréditer ceux qu’il nomme, en filant la métaphore soviétique, des « dissidents ».
Comme l’URSS au temps de Staline, l’Education Nationale se présente comme un modèle idéal, et, comme l’URSS, ne peut justifier son existence qu’en produisant des simulacres : c’est ainsi que les violences deviennent des « incivilités », la ségrégation sociale « orientation », et la baisse du niveau « 80% au baccalauréat » : fonctionnant sur le mode du mensonge permanent, l’institution ne peut survivre qu’en disqualifiant les voix discordantes. Moyennes trop basses, refus de trafiquer la notation, de brader l’examen ? Vous voici aussitôt accusé de porter atteinte à une Ecole où, finalement, « tout ne va pas si mal ». Et c’est ainsi que la victime devient coupable, tandis que le bourreau, lui, se pose en victime et se persuade de son bon droit : convocations par les services académiques, humiliations, procédures opaques, pratiques contredisant le principe du contradictoire, culture du secret au nom d'un imaginaire mais sacro-saint « devoir de réserve »… Le livre énumère, à la stupéfaction du lecteur, toute une série de « dérives mafieuses » indignes de notre République. Et l’on découvre, abasourdi, qu’en fait le système ne prévoit aucun garde-fou contre sa propre perversité.
Ce qui est également effrayant dans ce tableau, si l’on en croit Daniel Arnaud, c’est la manière dont la structure empoisse y compris ceux qui devraient au premier chef défendre les victimes du harcèlement, à savoir les délégués syndicaux, qui en viennent eux aussi à penser selon les normes officielles et, parce qu’ils entretiennent ainsi quelque part le déni, à perpétuer un système qu’ils dénoncent par ailleurs, dans une sorte de schizophrénie difficile à analyser : pourquoi se contenter d’une rhétorique d’accompagnement en faisant passer pour des affaires personnelles des contentieux liés au code du travail ? Si les cas de harcèlement sont des cas particuliers, ce ne sont pas pour autant des affaires privées, insiste Daniel Arnaud, et, devant ces dérives globales, ce sont des réponses globales qu’il faut apporter.
Cela dit, et c’est aussi une des forces de ce passionnant petit livre, la solution n’est pas dans un retour nostalgique à un temps idéal qui n’a sans doute jamais existé. Aucun passéisme , aucun relent réactionnaire dans le discours de Daniel Arnaud : par exemple, s’il attaque véhémentement la pédagogie de « l’élève au centre », la loi Jospin de 1989, le développement des communautarismes à l’Ecole et le règne de l’opinion, Daniel Arnaud, parce qu’il est Républicain, entend maintenir le « Collège unique » : même s’il a échoué dans l’état actuel des choses, il est hors de question d’en revenir à l’Ecole de l’Ancien Régime qui marginaliserait définitivement les enfants des classes populaires, relégués au rang d’élèves de seconde zone.
En fait, ce que propose ici Daniel Arnaud, c’est ni plus ni moins qu’une réforme de la Fonction Publique : d’abord à l’Ecole, où il faut rompre avec le pédagogisme en restaurant l’autorité des professeurs et la transmission des savoirs, mais aussi, plus globalement, réduire le poids de la hiérarchie en renforçant les contrepouvoirs au sein même des Services Publics. On doit, martèle-t-il, y rétablir le droit, et assouplir le devoir de réserve, impératif d’un autre âge et qui ne peut se maintenir tel quel : notre Ecole ne doit plus être la « Grande Muette ».
En attendant cet heureux jour couleur d’orange et de palmes au front, le présent ouvrage nous offre, dans sa dernière partie, toutes sortes de suggestions et de stratégies, individuelles et/ou collectives, pour contraindre ce qu’il n’hésite pas à nommer une « administration voyou ». Outre des conseils bien pratiques, comme une lettre-type de soutien syndical, Daniel Arnaud appelle lesdits syndicats, avec qui il s’est pourtant montré extrêmement (et parfois trop) sévère à maintes reprises, à sortir des logiques de compromis, les incitant à retrouver « une véritable tradition de lutte », -- ce qui signifie d’abord abandonner les réflexes de minimisation qui ont fait tant de mal. Il faut recréer des solidarités, conclut-il, sans jamais oublier que dans la Fonction Publique, parce que le fonctionnaire titulaire bénéficie de la sécurité de l’emploi, c’est le harcèlement moral qui permet à l’Etat-employeur de contourner le droit et les statuts.
Voilà pourquoi ce livre représente une contribution importante à la réflexion, non seulement sur les conditions de travail des professeurs, leurs risques professionnels, le fonctionnement des services, le respect de l’administration pour ses agents et la légitimité de la hiérarchie, mais encore, plus largement, sur la place du droit des personnels à l’intérieur du système éducatif français. Car c’est aussi pour ces raisons qu’il faut prendre au sérieux les maltraitances : si l’Education Nationale se comporte comme un Etat dans l’Etat, c’est un Etat incompatible avec la République même, puisque ses règles de fonctionnement interne rompent avec le contrat social. Dans ce sens, la « refondation de l’Ecole », qui, sous peine d’échouer avant même d’avoir été mise en place, ne doit pas se faire contre les enseignants, ne devrait pas se payer le luxe de contourner ce problème-là. C’est une question de courage politique, certes, mais aussi, sans doute, une autre histoire…
(1)Selon une étude de l’Inserm réalisée en 2002.
(2)Maurice T. Maschino, L’Ecole de la lâcheté.
Le Harcèlement moral dans l'enseignement, sévices publics, de Daniel Arnaud, éd. l’Harmattan, 17€.
Et le blog de D. Arnaud, http://generation69.blogs.nouvelobs.com/archive/2013/05/01/1er-mai-fete-du-travail.html